Me Eolas a réalisé un excellent "scoop" en publiant sur son blogl'avis du Conseil d'État relatif au projet de loi organique modifiant l'ordonnance n°58-1270 du 22 décembre 1958 relative au statut de la magistrature, qui prévoyait entre autre chose la création d'une "nouvelle" faute disciplinaire à l'encontre des magistrats. Comme l'explique fort bien l'auteur, pour le Conseil d'État, "tout ce qu'apporterait cette loi serait de permettre d'engager des poursuites disciplinaires contre un magistrat avant que l'affaire où la faute a été commise ait été tranchée définitivement, ce qui, manque de chance, serait une violation de la séparation des pouvoirs et de l'indépendance de la justice, puisque l'exécutif, en déclenchant des poursuites, prendrait clairement partie dans une affaire pendante et ferait pression sur l'autorité judiciaire, ce qui, en République, ne se fait pas".
Je voudrais ici profiter de l'aubaine de la publication de cet avis pour apporter quelques précisions sur la nature des avis du Conseil d'État.
Comme le rappelle le professeur Frédéric Rolin dans l'un de ces commentaires au billet de Me Eolas, les avis du Conseil d'Etat n'ont pas un caractère public : ils ne sont pas considérés comme des documents administratifs. Cela étant, ils ne sont pas non plus confidentiels, puisque la revue du CE Etudes et Documents en publie pas mal. Certains font l'objet d'une publication dans "les grands avis du Conseil d'Etat".
Le caractère non public fait débat. Une nouvelle fois, le professeur Rolin en résume parfaitement les contours "Sans doute serait-il logique que, notamment, les parlementaires appelés à se prononcer sur un texte puissent connaître les appréciations juridiques du CE sur ce texte, mais, en même temps, si les avis devenaient publics, le CE perdrait sans doute la liberté de ton qu'il se reconnaît (et dont le présent avis rend bien compte), et on risquerait donc d'aller vers une consultation à deux vitesses, l'une officielle, formalisée et destinée à devenir publique, et l'autre officieuse donnant lieu à un avis secret."
Sachant que nous ne pourrons pas trancher ce débat ici, nous nous intéresserons à un autre aspect de la nature des avis du conseil d'Etat que nos éminents auteurs ont laissé de côté : Le Conseil d'État est-il le coauteur des textes qu'il a examiné pour avis ?
le Conseil d'Etat intervient obligatoirement en tant que conseiller du gouvernement pour tous les projets de loi avant leur adoption par le Conseil des Ministres, les ordonnances, les décrets pris pour modifier des lois antérieures à l'entrée en vigueur de la Constitution, les projets d’actes communautaires qui sont adressés au gouvernement français par la Commission européenne afin qu’il indique si les dispositions envisagées relèveraient, si elles étaient prises par des autorités françaises, du domaine de la loi ainsi que pour tous les projets de décrets dès lors que le législateur l'a ainsi prévu : ces décrets sont alors prix "le Conseil d'Etat entendu". En dehors de ces cas de saisine obligatoire, le Conseil d'Etat peut être saisi de toute question par le gouvernement, comme par exemple l'avais fait le Ministre de l'éducation Nationale dans l'affaire des foulards islamiques, en 1989, ou au droit de régularisation des étrangers en situation irrégulière en 1996.
Le Conseil d'Etat considère que ses avis avant publication des décrets peuvent le faire regarder comme le coauteur de l'acte. En effet, en formation contentieuse, il précise qu'il exerce conjointement avec le 1er ministre la compétence. Ses avis pris dans ce cadre, sont "à la frontière de la consultation et de la décision" selon Marceau Long (1) : " l'interventioin du Conseil d'Etat et la régularité de celle-ci sont dès lors des questions qui touchent à la compétence de l'auteur de la décision, et non à sa forme. le défaut d'intervention du Conseil d'Etat, alors qu'un décret en Conseil d'Etat est exigé par la loi, appelle, en cas de recours, une annulation pour incompétence, et non pour vice de forme : or, l'incompétence est soulevée d'office par le juge".
Dans ces conditions, le gouvernement n'a guère d'autre choix que de reprendre le projet tel qu'il a été soumis au Conseil d'Etat ou le texte résultant de l'avis émis par le Conseil d'Etat.
Les avis du Conseil d'Etat ont bien un statut particulier par rapport aux autres organes consultatifs. Pour ce qui concerne ces derniers, en effet, les autorités administratives ont plus de marge de manoeuvre. : L'organisme dont une disposition législative ou règlementaire prévoit la consultation avant l'intervention d'une décision doit être mis à même d'exprimer son avis sur l'ensemble des questions soulevées par cette décision ; que, par suite, dans le cas où, après avoir recueilli son avis, l'autorité compétente pour prendre ladite décision envisage d'apporter à son projet des modifications qui posent des questions nouvelles, elle doit le consulter à nouveau". (voir les arrêts UFFA-CFDT et Territoire de Nouvelle-Calédonie)
C'est ainsi, par exemple que le Conseil d'Etat a pu rejeter le recours pour excès de pouvoir dirigé contre la délibération d'un conseil régional adoptant son budget, le Conseil Economique et Social avait bien été saisi de l'éventualité d'une augmentation des impôts, même si le taux finalement retenu pour cette augmentation s'est révélé être différent de celui qui a finalement été retenu. En ce sens, le défaut d'avis d'organismes consultatifs "ordinaires" constituent des vices de procédure et non d'incompétence. Voir aussi, cet exemple récent.
Mais il semble bien que cette théorie du Conseil d'Etat coauteur des actes qui font l'objet de ses avis soit en recul. La Cour Européenne des droits de l'Homme, dans l'affaire bien connue "Procola c/Luxembourg" a changé tout d'abord la donne. Un même organisme qui a donné un avis sur un décret et qui est amené à contrôler sa légalité dans le cadre d'un contentieux peut se révéler, dans certains cas, contraire aux exigences de la convention européenne des droits de l'Homme.
Surtout, le Conseil Constitutionnel a refusé "d'ériger le Conseil d'Etat en coauteur des projets de loi"(2). Il vaut la peine ici de citer in extenso les deux considérants de la décision n° 2003-468 DC : "
7. Considérant que, si le Conseil des ministres délibère sur les projets de loi et s'il lui est possible d'en modifier le contenu, c'est, comme l'a voulu le constituant, à la condition d'être éclairé par l'avis du Conseil d'Etat ; que, par suite, l'ensemble des questions posées par le texte adopté par le Conseil des ministres doit avoir été soumis au Conseil d'Etat lors de sa consultation ;
8. Considérant, en l'espèce, qu'en substituant, pour l'accès au second tour des élections régionales, un seuil égal à 10 % du nombre des électeurs inscrits au seuil de 10 % du total des suffrages exprimés retenu par le projet de loi soumis au Conseil d'État, le Gouvernement a modifié la nature de la question posée au Conseil d'État ; que ce seuil de 10 % des électeurs inscrits n'a été évoqué à aucun moment lors de la consultation de la commission permanente du Conseil d'État ; que les requérants sont dès lors fondés à soutenir que cette disposition du projet de loi a été adoptée selon une procédure irrégulière ;"
Il est frappant, à cet égard, la ressemblance entre la formulation de ces considérants, et ceux retenus par le Conseil d'Etat concernant les avis rendus par les organismes consultatifs "ordinaires".(3)
Dès lors, si le Conseil d'Etat n'est pas le coauteur de la loi par ses avis rendus obligatoirement au titre de la constitution, on ne voit pas poursuoi il le serait pour les avis rendus obligatoires par une une "simple" loi concernant les décrets. On pourrait donc s'attendre logiquement à ce que la jusrisprudence du Conseil d'Etat évolue à cet égard
(1) le Conseil d'Etat et la fonction consultative : de la consultation à la décision RFDA 1992 p 787
(2) Marie-Thérèse Viel AJDA 1993 p 1625
(3) Il n'en reste pas moins que les avis du Conseil d'Etat sont toujours justiciables, contrairement à ceux des organismes ordinaires. Comme le rappelle Marie-Thérèse Viel"le défaut de consultaiton des organismes ordinaires, qui sont parfois appelés à donner leur avis sur les projets de loi avant le Conseil d'Etat, ne peut faire l'objet de sanction juridictionnalle. Un projet de loi entre en effet dans la catégorie des actes de gouvernement qui échappent à la compétence du juge administratif ; et la loi votée ne peut être contrôlée sur ce point par le conseil constitutionnel puisque ce n'est pas la constitution qui éxige la consultation"